Monsieur T., de Namur, nous a récemment contactés sur ce site. Propriétaire de deux études d’André Dauchez, il cherche des renseignements, et nous en envoie des photos. Ces deux études sont au format 24×33 cm. La recherche est classique ; ce qui l’est moins, c’est que la première étude comporte un envoi (une dédicace) : A ma chère amie Bécassine. Un envoi figure aussi sur la deuxième, mais il n’est pas lisible.
Bécassine, cela titille la curiosité !
La première étude de Monsieur T.
Le catalogue des peintures d’André Dauchez révèle qu’il s’agit de Pins sous un ciel d’orage, étude peinte en 1925. Il est noté qu’elle appartient à Mlle Jeanne Benbelin, ou Benselin. Une recherche de nom sur internet permet de privilégier Benselin, sans qu’on en sache plus sur elle, ni sur ce curieux envoi au nom de Bécassine… C’est frustrant !
Dans cette impasse, une lueur apparaît : une des filles d’André Dauchez, ma grand-mère, rédigeait un journal très détaillé dans les années 1920, et je me souviens y avoir lu le nom de Bécassine ! Il ne reste plus qu’à retrouver le passage. C’est en 1928, Bécassine fait un séjour chez les Dauchez à Paris. Extraits du journal :
Samedi 2 juin – […] Rangeons avec ardeur en vue de l’arrivée de Bécassine […]. En rentrant nous trouvons la fameuse Bécassine (vendeuse à la galerie Brachot à Bruxelles). Elle est très sympathique.
Mercredi 6 juin – […] Papa fait choisir deux études à Bécassine. Elle est affolée et épouvantée d’avoir à se décider entre une cinquantaine d’études. Elle est comique. […].
Jeudi 14 juin – […] Après déjeuner adieux à Bécassine qui part tout à l’heure. Elle est bien gentille et je suis sûre qu’elle va beaucoup nous manquer.
Ce séjour est émaillé de courses dans les grands magasins, de séances de cinéma, de visites de Paris ; il est suivi de nombreux échanges de lettres entre Bécassine et les demoiselles Dauchez, jusqu’en 1930 (le journal ne va pas au-delà). On apprend aussi que les demoiselles Dauchez cherchent de la laine, car Bécassine leur a proposé de leur tricoter des chandails !
Nous ne trouvons pas l’origine de ce surnom, sûrement affectueux, puisqu’utilisé pour la dédicace, mais nous apprenons que Bécassine était vendeuse à la Galerie Brachot, galerie d’art à Bruxelles, ouverte en 1915 par Isy Brachot, sous le nom de Galerie des artistes français. André Dauchez y a tenu une exposition personnelle, du 28 février au 11 mars 1928, puis a participé, à partir du 27 mars, dans cette même galerie, à une exposition collective de peintres français et belges au profit des grands mutilés des deux pays. C’est sûrement à cette occasion qu’il a rencontré Bécassine.
La galerie Brachot a ensuite été reprise par son fils, Isy II Brachot, puis son petit-fils, Isy III, et maintenant son arrière-petit-fils, Isy IV. Le catalogue des peintures nous apprend qu’Isy Brachot avait lui-même acheté une huile sur toile de 1925, Pin devant Loctudy. Cette toile est récemment passée dans une vente aux enchères.
Revenons à l’étude de Bécassine. Le motif ne présente aucun détail significatif permettant de localiser le lieu représenté. Nous nous contenterons d’admirer le beau ciel d’orage.
Ayant appris qu’André Dauchez avait offert deux études à Mlle Benselin, nous cherchons la seconde dans le catalogue des peintures, sans succès.
La seconde étude de Monsieur T.
Nous la retrouvons dans le catalogue des peintures : Le doué, de 1916.
Je lis qu’elle a appartenu à Eugène Cannul. Monsieur T. identifie plus sûrement Eugène Canneel.
Eugène Canneel (1882-1966), sculpteur belge issu d’une famille d’artistes et, entre autres, membre associé de la Société nationale des beaux-arts. Et cet artiste a épousé en secondes noces… Jeanne Benselin !
Voilà donc probablement la seconde étude offerte par Dauchez à Bécassine !
Cette belle étude montre, au premier plan, un trou d’eau, une source (le doué), une femme y lavant son linge. Et, au second plan, sur une colline, quelques maisons et un moulin. Comment identifier ce moulin ? Il y a un siècle, la Cornouaille bretonne en comptait des centaines. ! Il y a bien la colline, qui rappelle le moulin de Lesconil, petit port du Finistère Sud, que Dauchez a souvent dessiné, peint et gravé, mais cette vue ne « colle » pas avec les autres vues de ce moulin, et bien d’autres moulins l’ont aussi inspiré. Et les moulins sont souvent construits sur des hauteurs, bien sûr. La quasi-totalité de ces moulins, y compris celui de Lesconil, a aujourd’hui disparu.
Rappelons-nous maintenant qu’André Dauchez était aussi photographe, et qu’il utilisait parfois ses photographies comme document de travail lui permettant de réaliser des eaux-fortes ou des peintures. Une photo me revient en mémoire…
C’est exactement le doué, il ne manque que la lavandière ! Elle avait été scannée dans le mauvais sens, la peinture permet de la remettre à l’endroit.
Il y a quelques années, j’avais envoyé cette photo, et quelques autres du moulin de Lesconil (Menez Veil), à Madame F., arrière-petite-fille du meunier ; pour cette photo, elle m’avait dit : « Le trou d’eau existe toujours ». Je lui renvoie la photo pour confirmation ; c’est bien le moulin de son aïeul, elle ajoute que le trou d’eau se situe à l’entrée de la rue du 19 mars 1962 (la zone est maintenant bien urbanisée). C’est donc le moulin vu du nord, alors que Dauchez le représentait plus souvent vu du sud.
Avec l’indication de la rue, Monsieur C., de Bénodet, repère le doué sur une vue aérienne ; je me rends sur place, et prends une photo du lieu tel qu’il est aujourd’hui.
Cette recherche étalée sur plusieurs jours, a été passionnante, avec de nombreux échanges entre plusieurs correspondants.
Monsieur T. nous a raconté comment il a acheté ces deux études : « Je les ai achetées dans une salle de ventes de la région de Namur. Elles n’étaient pas authentifiées comme d’André Dauchez, simplement comme une paire de paysages, à une estimation ridiculement faible, placées en fond de salle dans une vitrine derrière toutes sortes de bibelots. En passant devant, j’ai de suite perçu la qualité. Je ne connaissais pas encore André Dauchez.
Cependant, le prix a quand même bien grimpé. J’imagine qu’au moins un marchand les avait aussi repérées.
En découvrant un peu l’univers d’André Dauchez, je réalise que c’est tout à fait cohérent avec les autres pièces de ma collection, très majoritairement composée d’artistes belges, particulièrement au regard du travail de Brachot mais aussi des artistes belges membres de la Société Nouvelle. »
Il nous écrit enfin : « Tout d’abord, je souhaite vous remercier infiniment pour toutes ces informations. Cette histoire avec Bécassine est formidable. Très attaché à l’histoire des pièces que je collectionne, par celles-ci, vous me comblez. »
Connaître l’histoire d’une œuvre, ou les histoires autour de l’œuvre, c’est lui donner une âme, au-delà de sa qualité artistique !
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